La direction de la cure

Dans « La direction de la cure », Lacan définit d’emblée l’analyse comme une « action qui va au cœur de l’être ». Il s’agit de cette parole qui vise ce « noyau de notre être » (Kern unseres Wesens), selon l’expression freudienne reprise de la Traumdeutung. Freud illustre ce mouvement dans le dernier chapitre des Études sur l’hystérie par une métaphore échiquiériste : le discours associatif avance en zigzag, de la périphérie vers le noyau pathogène. Lacan s’appuie sur cette figure pour poser le fondement de l’analyse comme expérience de discours. De Freud à Lacan, cette idée traverse toute la théorie : il y a une causalité psychique qui ne peut être approchée que par les lois du langage.

Avant Lacan, les conceptions de la direction de la cure restaient prises dans une certaine naïveté réaliste. L’analyse était pensée comme rencontre entre deux moi, et le transfert se trouvait réduit à une suggestion prolongée. Le discours était dévalué, les résistances survalorisées, et l’objectif devenait le renforcement du moi. Lacan dénonce cette conception comme une pratique surmoïque, étouffant le sujet dans la névrose de transfert.

Avec Lacan, la question change : il s’agit de savoir non pas qui parle, mais à quelle place dans le discours est pris le sujet. L’analyse devient affaire de position du sujet dans la chaîne signifiante, et de ce point de capture naît le désir. « La direction de la cure » interroge donc la place de l’interprétation, le statut du transfert, et la manière de prendre le désir à la lettre. L’analyste est appelé à se repérer non par son être, mais par son manque-à-être.

Lacan déploie une théorie du désir fondée sur l’inscription du sujet dans le langage. C’est dans cet ordre que se décide sa place, et de ce fait, le désir ne peut plus être pensé comme simple Wunsch, mais comme manque à être articulé à l’Autre. La clinique des rêves vient illustrer ce point : le rêve de la belle bouchère et celui de la maîtresse obsessionnelle montrent chacun un mode de traitement du manque, par le désir d’avoir ou d’être le phallus.

La prise dans le langage fait surgir la question de l’être : le sujet est déchiré, divisé, en proie à la structure du signifiant. Il s’identifie à l’objet a, support de son mode d’ex-sistence dans l’Autre. C’est ce que Lacan appellera plus tard le fading du sujet, cette évanescence devant le signifiant qui le représente. Deux formes d’identification s’opposent : celle du moi (imaginaire) et celle du sujet (symbolique), cette dernière impliquant une perte et un travail de dépouillement.

La direction de la cure vise cette rencontre avec le noyau du sujet, ce point où le désir se fixe comme manque. La régression n’est pas retour à une origine, mais retour dans le discours des signifiants où la frustration a laissé son empreinte. L’objectif n’est pas la frustration elle-même, mais la répétition des demandes captives, jusqu’à la levée de la méprise du sujet sur l’objet.

Ce chemin conduit à l’abord du réel. Lacan fait de cette dimension l’enjeu même de la cure. Le réel, ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, surgit au point où le symbolique défaille. Il n’est pas réductible à un noyau traumatique freudien : il est l’effet de structure du langage, ce que Lacan nomme le troumatisme. Le symptôme vient border ce trou en recouvrant le réel par du symbolique, masquant l’angoisse par un semblant de vérité.

Dans ce contexte, le travail de deuil devient essentiel. Non pas seulement le deuil d’un objet, mais celui de la haine. Car la haine est une des figures de l’aliénation : elle est refus du manque, rejet de la castration. Elle s’exprime comme rejet de l’Autre et comme envie de l’image complète que l’Autre incarnerait. Le travail de la cure est alors celui d’une reconfiguration des noeuds entre imaginaire, symbolique et réel. Il s’agit de restaurer la fonction signifiante de l’objet a, de dénouer les suppléances symptomatiques et d’ouvrir la voie à un lien plus consistant entre les trois registres.

La fin de la cure consiste, dans cette perspective, à substituer à la suppléance du symptôme le nouage propre du symbolique. C’est le passage par le réel qui permet à la structure de se réagencer. Il ne s’agit pas d’éliminer le symptôme mais d’en modifier la fonction, pour que le sujet ne soit plus son esclave, mais qu’il puisse le lire. Ce que Lacan appelle faire que « le réel surmonte le symbolique en deux points », condition du nouage borroméen qui donne sa consistance au sujet.

La direction de la cure engage ainsi une éthique : celle de la castration assumée, du deuil de l’Autre comme garant, de l’acceptation de l’impossible. Car si le désir est porté par la mort, comme l’affirme Lacan en citant Freud, c’est qu’il n’y a d’accès à la vie subjective que par cette confrontation au réel qui troue le sens, et fait place à l’invention singulière du sujet.

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